Pendant près de deux ans, une atmosphère lourde et silencieuse va régner entre les tenants de Briand et ceux du Mail.
Un entêtement qui va, plus encore, diviser les esprits.
Il débouchera sur la « guerre des plaques ».
C’est en 1934 que la ville fit apposer les plaques portant le nom d’Aristide Briand remplaçant de celles du Boulevard du Mail. L’Union de l’Yonne expliquera que les élus avaient choisi le vingtième anniversaire de la Grande guerre pour les installer. De son côté, la mairie éditera un nouveau plan de la ville affirmant bien la nouvelle dénomination. Les riverains eux, vont proclamer le contraire en baptisant leur maison ou leurs activités professionnelles : Terrasse du Mail, Villa mon Vieux Mail, Villa du Mail, Chalet du Mail, Station du Mail, Marbrerie du Mail, Entrepôt du Mail…
Détail du plan de la ville de Sens,
révisé en 1934 sous M. Gaston Gaudaire. AMS
Grille du N° 33 du boulevard du Mail. (Coll. M. Soubirous)
10 novembre 1934: la plaque Boulevard Aristide Briand, apposée à l’angle de la rue Victor Guichard est descellée et remplacée par un carré de tôle portant l’inscription Boulevard du Mail. La réaction des journalistes de la Tribune de l’Yonne et de L’Union de l’Yonne vont même laisser entendre que, les municipales approchant, le maire lui-même, serait à l’origine de cette opération. Le premier titre écrira : « On a beaucoup remarqué qu’à l’occasion du 11 novembre notre municipalité s’est mise en train de remettre les plaques indiquant jadis le Boulevard du Mail… ».Dans l’autre on pourra lire : « On comprend que M.Gaudaire ait voulu réserver officieusement une heureuse surprise à certains de ses administrés à l’occasion des journées de l’Armistice… Je crois être bien informé en annonçant que, sous peu, les autres plaques du faux-dieu Aristide auront pris le chemin de l’entrepôt pour faire place à celles, réhabilitées, du vieux boulevard du Mail…. »
17 novembre : On peut lire dans les colonnes de La Tribune de l’Yonne : «Le bruit court que l’heureuse initiative de la Municipalité a valu à nos édiles une telle affluence de lettres de félicitation qu’un facteur supplémentaire a du être affecté au service du triage…. Et qu’elle aurait décidé de consacrer par de grandes fêtes sa réconciliation avec les habitants du Mail. Ce sera parait-il le 28 décembre prochain, fête des Saints Innocents que seront apposées des plaques qui auront la forme d’un triangle et porteront les noms conjugués de Boulevard du Mail et de la Concorde. Seuls, les éternels grincheux pourront voir une allusion à la Loge La Concorde, mais les gens raisonnables savent bien que la municipalité de Sens n’a aucun lien avec la Franc-maçonnerie ».
23 novembre : Au matin, les passants découvrent, brisées en mille morceaux, les plaques Aristide Briand qui étaient scellées au coin de la rue Drapès, de la rue du Mail et de la rue Thénard. Seule subsiste celle de la rue d’Alsace-Lorraine.
24 novembre : Après cette «nuit criminelle», un anonyme écrit dans La Tribune : «Nous croyons savoir que plusieurs piquets du 4ème R.I., armés et munis du casque réglementaire, vont monter le garde jours et nuits pour protéger l’orpheline (la plaque) près de l’hôtel de la Madeleine. Et au besoin, on fera appel à une brigade spéciale des gaz en cas d’attaque en force… ». Et c’est suivi d’un autre papier dont le rédacteur dans une envolée lyrique écrit : « Dieu des brouillards, reine de la nuit, quels feux-follets qui avez-vous vu errer l’autre soir autour des ces fameuses plaques ? A cet inconnu, à ses amis, merci quand même pour cette réparation complète ». Ce à quoi les rédacteurs du même journal répondent : «Les auteurs de ces articles de courage sont d’ailleurs connus. Ce sont les mêmes qui collent des papillons sur les murs en faveur du Roy ou d’un dictateur quelconque. Nous espérons qu’une rapide enquête permettra de découvrir ces hardis fascistes qui veulent manifester leur antipathie à l’égard d’Aristide Briand et de sa politique de paix ». Ainsi finit 1934 pour le Boulevard qui ne dit plus son nom car les plaques disparues ne seront pas remplacées.
19 mai 1935 : Les élections municipales viennent de se terminer et la liste de Gaston Gaudaire est battue par celle du docteur Dupêchez qui est élu maire. Il sera écarté quelques temps des responsabilités par un « attentat » qui fera couler beaucoup d’encre. Revenu aux affaires à la Toussaint, au lendemain des sénatoriales, Dupêchez entend bien présider les cérémonies du 11 novembre.
11 novembre : Un an plus tôt, c’était l’aurore de la « guerre des plaques ». Moment privilégié que vont mettre à profit Paul Bugnot, les docteurs Picquet-Bonnecaze et Maugis pour rappeler leur combat auprès du maire : «…Une assemblée délibérante a rayé le nom de Mail de l’onomastique sénonaise pour y substituer celui d’un homme qui venait de mourir mais que ne désignait pas un sentiment réfléchi fondé sur l’examen de ses titres à la reconnaissance publique mais le mouvement de préférence… Nous vous demandons donc, Monsieur le Maire, de bien vouloir examiner, avec Messieurs votre Conseil, s’il ne siérait point de restituer au Boulevard du Mail le nom qu’il a toujours porté ». Mais Dupêchez, au centre de nombreuses affaires, va bientôt démissionner laissant là, un boulevard, qui ne porte toujours pas de nom.
8 janvier 1936 : A l’issu de la réunion du Conseil, Lazare Bertrand devient maire de Sens. Le 20 février, il reçoit une lettre-pétition signée par 46 habitants qui stipule que «Les plaques indiquant le nouveau nom du Boulevard retirées officieusement n’on pas été remplacées… Pour parer aux inconvénients d’une absence de dénomination, nous avons apposé des plaques provisoires sur tous nos immeubles. Notre voie n’a donc jamais cessé de s’appeler Boulevard du Mail… Il vous sera possible de conférer à une autre voie le nom qui nous a été offert». Rien ne filtra dans la presse locale, mais lors de la réunion du 21 mars, Sarrazin, nouvel élu du Front populaire rappelle «que les nouvelles plaques avaient été détruites, que la désignation nouvelle avait cessé d’être un sujet de polémique et qu’il y avait lieu d’en reposer». Le maire décidera de ne pas donner d’ordre avant que des commissions et le Conseil n’aient statué. Sarrazin reviendra à la charge le 18 septembre, tout comme le Dr Dupêchez, le 14 octobre qui soutiendra, une fois de plus les habitants du Mail.
16 février 1937 : Alfred Barbat présente le rapport des commissions qui concluent que «le Boulevard du Mail doit retrouver son appellation d’origine et réserver la dénomination d’Aristide Briand à la prochaine grande voie sénonaise qui serait à baptiser». Ce rapport est adopté à l’unanimité. Mais c’est sans compter sans l’avis du préfet, lié au Front populaire, qui refuse d’entériner cette décision municipale le 23 mars. Retour aux commissions.
31 août : Sarrazin relance le débat en demandant, une fois de plus, « que les plaques indicatrices au nom d’Aristide Briand soient posées en lieux et places de celles du même nom, précédemment brisées clandestinement par des malfaiteurs. » Ce à quoi le maire répond «que l’affaire reste à l’étude et qu’il souhaiterait une solution apaisant les esprits et calmant les passions… »
30 novembre : Nouveau rapport des commissions présenté une fois encore par Alfred Barbat qui conclu de rendre au Boulevard Aristide Briand son ancienne appellation de Boulevard du Mail et de donner au boulevard nouvellement ouvert, partant de la route de Paris et aboutissant rue Victor Guichard, celui de Briand. Levée de boucliers du côté de l’opposition, Sarrazin en tête. Mais cette fois, ce sera la bonne et la proposition sera adoptée. De guerre lasse, elle le sera également par la préfecture. Il aura fallu presque six ans… Six années pendant lesquelles, de l’autre côté du Rhin...
Gérard DAGUIN
Documentation : Bernard Brousse SAS, Virginie Garret Cerep, 5, rue Rigault Sens. Etienne Dodet, «A Sens, Boulevard du Mail ou Boulevard Aristide Briand ?», Bulletin de la Société Archéologique de Sens.
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021