Qu’en était-il de Sens au Moyen-âge (suite)
Le samedi, jour des marchés, la ville connaissait une animation particulière lorsque les marchands locaux étalaient leurs produits. Les autres jours, les détaillants tenaient commerce sous des halles ou des échoppes.
Abbaye de Saint-Pierre-le Vif. Extrait du Monasticon gallicanum.
Le nez en l’air, notre badaud aux semelles de vent emprunte La Gâtellerie et se dirige vers le sud de la ville close, vers la Place du Marché au blé, encore appelée place de la Boucherie. Au sud de la place, tourne un moulin que deux chevaux actionnent et qui peut moudre deux mines de blé par heure. C’est là que «les bons laboureurs d’autour de Sens s’assemblent tous les samedys pour le débit de leur blé. » (1) A l’opposé, dans le prolongement de la rue de la Boucherie (l’actuelle rue Allix), se dresse une grande bâtisse en forme de grange, construite en bois de châtaigner, qui a l’avantage de préserver des mouches ! Cette «boucherie» est séparée en deux, une partie servant à étaler les bêtes tuées dans tout leur entier ou par quartier, l’autre, coupée en rangs, servant à vendre ou à acheter les viandes. A proximité, des marchands de vase de terre se côtoient bourreliers, tailleurs, sabotiers ou apothicaires. Fuyant l’odeur et le bruit, notre touriste se dirige plus à l’ouest vers la halle aux draps. Dans la plupart des villes médiévales, le commerce des étoffes tient une place importante. Sens est une de celles là et est même inscrite sur la liste des Villes drapantes du royaume. La vente des draperies, mesurées d’après l’aulne de Sens, s’effectue dans un secteur délimité par les actuelles rue de la République, Jean Cousin et Jossey. En poursuivant son chemin vers l’ouest, après avoir dépassé la halle aux draps, notre promeneur fait quelques achats dans la halle aux laines, qui deviendra plus tard, la halle au Prévôt. Un peu perdu dans ce dédalle de rues étroites, il demande à un passant, qu’il saura être plus tard le Sieur Broussard du Pont d’Arc (*), son chemin. Aussi bien au service de l’autorité laïc que religieuse, du noble ou du manant, Broussard du Pont d’Arc est à la fois maître des cérémonies de la ville, organisateur des fêtes royales et publiques ou des manifestations religieuses. Ses connaissances sont telles que chacun l’arrête en ses marches incessantes à travers la cité pour répondre à leur ignorance.
Plan de la ville de Sens publié dans Tarbé.
Continuant d’un pas alerte sa visite, notre voyageur arrive bientôt à la Porte d’Yonne, face à un pont qui enjambe la rivière. Trois ports s’ouvrent à ses yeux : un au clos-le-Roy, un autre en bordure de l’église St Maurice, un autre enfin, au petit hameau où règne une activité fluviale importante qui lui donne à penser que le commerce fleurit entre Sens, Paris ou Auxerre. Il passe alors le pont et entre dans le faubourg d’Yonne qui s’étend sur l’ile St-Maurice et sur la rive occidentale de l’Yonne. Plusieurs ilots existent de part et d’autres de l’ile principale, mais ils ne semblent pas être habités. Plus tard, ils disparaitront, rattachés à l’ile ou supprimés pour faciliter la navigation. Pour l’heure, quelques artisans sont implantés dans le faubourg : des métallurgistes et charpentiers en bateaux. Mais le principal commerce est, là encore, celui de la viande. Au dire du Sieur Broussard du Pont d’Arc, l’archevêque a droit d’avoir une boucherie sur l’ile en raison de sa qualité de baron de Nailly. Une chartre de 1282 règle d’ailleurs un différent entre les bouchers de Sens et ceux de Nailly, non pas ceux attachés au village, mais à la justice du lieu. Cette justice, dite des Quatre bornes, sépare quatre justices, celles de Sainte-Colombe, de Subligny, de Collemier et celle de Nailly. En prenant langue avec quelques locaux, notre voyageur trouve qu’il fait bon vivre en l’ile d’Yonne car les habitants jouissent d’un statut particulier au regard des péages de la ville : «Ceux qui ont maison au bourg d’Yonne entre les fossés telle que ils puissent demourer, si métier est, sont quittes de minage d’yonnage et de touly (tonlieu). (1) Ce qui prouve qu’à l’époque, les taxes ne s’appliquaient pas aux entrepreneurs….
Rebroussant chemin pour aller se désaltérer à L’Oie et le Grill, une taverne du centre ville, il croise, une fois encore Broussard du Pont d’Arc à qui il fait part de son étonnement de ne pas avoir vu d’activité industrielle. Ces quartiers, notre badaud ne les a pas observés car ils se situent en limite du secteur urbanisé pour, déjà, des questions de pollution : Les industries pratiquées à Sens sont essentiellement liées à la draperie, à la teinturerie, au tannage des peaux et à la fabrication d’objets métalliques. Ces activités nécessitent de l’eau en abondance et de l’espace, sans compter les déchets qu’il faut évacuer. C’est pourquoi, la zone industrielle est établie au sud de la ville, sur l’ensemble des terrains traversés par les bras secondaires de la Vanne, les rus de Gravereau et de Mondereau. Ce dernier, appelé Merderel dès le XIIIè siècle, est un égout à ciel ouvert. (Au XVè siècle, il conservera son nom comme le montre un acte de 1440 où il est question du « foussé commun » où chéent les égouts desdits jardins). C’est là que sont établies les industries qui se succèdent d’est en ouest, dans le sens du courant, selon leurs degrés de pollution. La draperie est fixée au Marcheau, un nouveau secteur de peuplement de la ville, situé en bordure de la voie menant à Auxerre. Il est traversé par le Mondereau, où on lave les toiles après tissage, qui a déjà alimenté les moulins des abbayes de St Pierre-le-Vif et de St Jean. Ensuite, vient le quartier des blanchisseurs (rue de la Blanchisserie) puis celui des tanneurs dans la partie du ru la plus proche de l’Yonne.
Installé à L’Oie et le Grill, notre curieux tend l’oreille pour «sentir» les vents divers qui soufflent sur les habitants. Comme partout, dans ce genre de taverne, les conversations vont bon train : taille, gabelle, péages, procès, famine, gibet, pilori… Certains en tiennent pour l’Eglise soulignant la puissance de l’évêque, de l’abbaye de Saint Pierre et du chapitre de la cathédrale contre lesquels, d’autres, opposent le pouvoir laïc et les bienfaits de la Commune. Il perçoit, dans le brouhaha général, entre sabre et goupillon, une explication parmi d’autres: les lieux de foires et de marchés étant doubles, Le Vieux marché et Le Marchereau, la Vieille Boucherie et la Grande Boucherie, la halle aux pains et le marché aux blés, chacun relevant soit de la Commune, soit du Chapitre, tous voulaient, là et pas ailleurs, développer le commerce sur le territoire soumis à sa juridiction. Et par là même, en tirer quelques profits. Péponne et Don Camilo avant l’heure…
Crosse de l’annonciation du XIIIè siècle en cuivre doré. (Coll. E Berry-Musées de Sens)
Ainsi allait la vie à Sens il y a quelques siècles. Désormais l’Eglise, séparée de l’Etat, a perdu de sa toute puissance sur ceux qui nous gouvernent. Un Président de la République remplace le Roi de France et le seigneur du lieu a laissé sa place au Maire. Pourtant, dans les estaminets locaux, les mêmes discussions roulent toujours : travail, justice, implantation de nouveaux commerces, sécurité, impôts… Ne dit-on pas que l’Histoire se répète ?
Gérard DAGUIN
Documentation : Bernard Brousse SAS, Virginie Garret Cerep, 5, rue Rigault Sens. Source : Denis Cailleaux, Notes sur le commerce et l’industrie à Sens au Moyen-âge. (*) NDLR : Du Pont d’Arc, passant par Sens au retour d’une Croisade, avait épousé Damoiselle Broussard et n’avait jamais rejoint son village natal d’Arc où l’attendait une bergère. On dit que sa descendance erre toujours dans la région.
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021