Radical-socialiste, Lucien Cornet fut élu maire de Sens en 1893 ; à sa mort en 1922, Gaston Gaudaire qui était premier adjoint lui succéda et fut réélu en 1925 puis en 1929. Il avait aussi été élu conseiller général puis sénateur avec les voix socialistes. Depuis 1929, il contrôlait L'Avenir de l'Yonne (qui s'opposait à La Tribune de l'Yonne). C’était un puissant notable qui ne faisait pas mystère d'être franc-maçon. Sens fut donc pendant près d’un demi-siècle une ville de gauche, un bastion radical socialiste.
La droite s’empare de la mairie….
Aux élections municipales de 1935, Gaston Gaudaire dut combattre une liste de droite mais aussi deux listes de gauche : une liste communiste qui ne l’inquiétait guère et une liste dissidente socialo-radicale constituée autour de conseillers sortants lui reprochant ses méthodes, sa gestion municipale et ses tentatives d'alliance avec la droite pour garder son siège de maire afin d'assurer sa réélection au Sénat.
Contesté sur sa gauche, Gaudaire fut vivement combattu à droite. C'est le docteur Dupêchez qui conduisit la liste sur laquelle l’architecte Lazare Bertrand figurait en bonne place et qui reçut le soutien enthousiaste de La Tribune de l'Yonne. A 46 ans, médecin, voyageur, sportif, André Dupêchez, arrière petit-fils du républicain Sylvain Dupêchez était un original. Sportif et amateur d'exploits, il possédait son propre avion qu'il faisait évoluer dans le ciel de Sens et qu'il posait dans les champs de la plaine de Saligny.
Au premier tour des élections, la liste de droite arriva en tête, la liste Gaudaire s’effondra mais la gauche restait majoritaire. Alors que le désaveu du maire sortant était évident, la liste radicale dissidente qui l’avait vivement combattu fusionna avec sa liste pour le second tour.
La campagne du second tour fut plus politique que celle du premier, elle changea de nature. La gauche dénonça le « tandem fasciste Dupêchez-Lazare Bertrand » et publia dans sa presse des encarts tels que « La République est en danger » ou « Votez contre le fascisme ». La ligue des Croix de Feu était alors la plus puissante des ligues nationalistes d’extrême droite. Elle avait d'abord été une association d'anciens combattants ; Dupêchez, L. Bertrand et d'autres colistiers en étaient effectivement membres mais ils n'avaient pas fait état de cette appartenance lors de la campagne du premier tour. Les historiens ne la considèrent pas comme une organisation de type fasciste mais elle était alors perçue comme une menace fasciste par
La rocambolesque « affaire Dupêchez »
Dans la nuit du 24 au 25 mai 1935, André Dupêchez fut victime d’un attentat sur la route des Clérimois. Ses partisans affirmèrent qu’il s’agissait d’un attentat politique dont la responsabilité -au moins morale- fut imputée à la gauche, aux vaincus des municipales. La presse nationale dépêcha des journalistes qui enquêtèrent parallèlement aux services de police. Leurs envoyés spéciaux firent parler les Sénonais ; de multiples potins et rumeurs se répandirent en ville et d’autres versions de l’attentat furent soutenues. C’est Lazare Bertrand qui faisait alors office de maire. Dupêchez s'apprêtait à reprendre ses fonctions quand survint un second attentat. Le 14 novembre à son domicile, un homme qui se présenta comme un envoyé du colonel de La Rocque (le chef national des Croix de Feu) porta au docteur deux coups de stylet ; celui-ci tira deux balles de revolver; l'individu s'enfuit en renversant le docteur qui, couché sur le tapis, tira encore deux balles. Tout cela était très romanesque et se déroula sans témoin.
Revue de presse de l'affaire Dupêchez
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La dimension politique de l'affaire en fut accrue. La puissante section sénonaise des Croix de Feu organisa le 16 novembre 1935 une grande réunion à laquelle assistèrent 1500 personnes qui applaudirent le colonel de La Rocque en personne. La gauche décida alors de provoquer des élections afin qu'à l'issue de six mois d'une affaire à rebondissements les électeurs puissent se prononcer. Plusieurs conseillers de gauche démissionnèrent ce qui rendit nécessaire des élections partielles. Deux listes de huit noms s’affrontèrent, six mois après les élections municipales et six mois avant les élections législatives, alors que le Front populaire était désormais constitué. Au premier tour, le 22 décembre 1935, quatre candidats de la liste du Front populaire obtinrent la majorité absolue et furent élus ; au second tour, les quatre autres candidats de gauche furent élus. Dupêchez était battu ! En conservant 15 sièges sur les 27, la droite gardait la majorité ; le 8 janvier 1936, le nouveau conseil municipal se réunit et élit maire Lazare Bertrand, qui n'avait pas fait acte de candidature.
La campagne du Front populaire
Lazare Bertrand se lança dans le combat politique national à l'occasion des élections législatives de 1936. Il fut dans la circonscription de Sens l'un des deux candidats hostiles au Front populaire, avec l'étiquette « radical indépendant ». Il dut affronter trois candidats de gauche : Bardin (communiste), Campargue (socialiste) et Lamour (radical) ainsi qu'un autre candidat de droite (Charlot). Le 23 avril 1936, il exposa son programme devant 3000 personnes. Il dénonça les « erreurs du Front populaire », insista sur le caractère d'entraide sociale et de réconciliation nationale du programme des Croix de Feu dont il n'était cependant pas le candidat. Le premier tour le plaça en seconde position avec 3641 voix derrière Campargue (3726 voix) mais à Sens il était largement en tête. La campagne du second tour l’opposa à Paul Campargue pour lequel s’étaient désistés les candidats radical et communiste tandis que Charlot lui apportait ses voix. Il bénéficia du soutien actif du Bourguignon et de La Tribune de l'Yonne mais fut nettement battu. La circonscription de Sens votait pour le Front populaire.
Bertrand Lazare
son mandat 1936-1944, cliquez sur le lien http://www.arory.com/index.php?id=58
Bien qu’il ait été le candidat opposé au Front populaire, le maire Lazare Bertrand se révéla ouvert aux revendications ouvrières ! Ainsi dans la séance du conseil municipal du 19 juin 1936, alors qu’il y avait plus de 1100 grévistes à Sens, il accepta de verser 10 000 francs au comité de grève qui en a faisait la demande.Il proposa une motion que la gauche unanime vota car elle affirmait que « certaines revendications ouvrières, telles, par exemple, que le réajustement de certains salaires anormalement bas, les congés payés ou la désignation de délégués du personnel, correspondent au désir d'amélioration sociale exprimée par la très grande majorité de citoyens sans distinction d'opinion.»
La municipalité et la guerre
Le 28 août 1939 le Conseil municipal siège pour la première fois depuis la déclaration de guerre. Le maire lit une courte déclaration avant de passer à l'ordre du jour ; il y déclare que le « devoir de chacun de nous dans ces heures angoissantes » est de « rester unis de coeur avec ceux qui sont déjà partis ou qui partiront demain, ensuite nous considérer tous, chacun à notre rang et dans notre spécialité, comme en état de constante réquisition pour le service du Pays ».
La lecture des comptes-rendus des délibérations du Conseil municipal pourrait laisser croire que dans les mois suivants, tout est redevenu normal. On note cependant le vote de crédits pour l'hébergement des enfants évacués de Paris ou pour des travaux de camouflage des écoles et bâtiments commerciaux. On sait par d'autres sources que L. Bertrand multiplie les actions possibles pour l'accueil des réfugiés qui sont très nombreux à Sens.
Le 14 juin 1940, le maire réunit en séance privée un conseil. L. Bertrand précise qu'il n'y a pas d'ordre d'évacuation générale mais seulement l'ordre d'évacuer les jeunes de treize à vingt ans et les hommes mobilisables. Les conseillers vont tous quitter la ville, qu'ils soient mobilisables et obéissent ainsi aux ordres reçus, ou qu'ils évacuent leurs familles. Tard dans la nuit, L. Bertrand part à son tour, espérant revenir après avoir mis sa femme à l'abri chez des amis. Le 18 juin au matin, il sera de retour et tentera, comme nous le verrons, de réorganiser la ville, pourtant soumise aux dictats de l’occupant.
Joël DROGLAND. (ARORY)
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021